Madeleine Borgomano
Le cinéma de Marguerite Duras: Les voix de l'invisible
Il est rare que les films de Marguerite Duras laissent leurs spectateurs indifférents. Le plus souvent, ces films, on les adore ou on les déteste.
Bien sûr parce que ce ne sont pas des films comme les autres. Ils ne ressemblent à rien, ils ne ressemblent pas aux autres films, à aucun autre film, c'est vraiment "un autre cinéma" et cela peut provoquer la colère.
Mais surtout, ce sont des films passionnés : ils sont comme les enfants d'une passion, d'un rapport violent entre Marguerite Duras et le cinéma. Même quand ils n'ont l'air de rien, quand ils se déroulent si calmes, si lents, on sent derrière eux, ou sous leur apparence, bouillonner la passion.
Ils ressemblent aux femmes des livres de Duras : elles aussi n'ont l'air de rien, mais il faut s'en méfier comme de l'"eau qui dort". Ils ressemblent aussi à ces eaux des fleuves tropicaux, le Mékong, par exemple, qui ont tellement impressionné Marguerite Duras et qu'elle décrit si bien dans L'Amant : "le fleuve coule sourdement, il ne fait aucun bruit" (p. 30), mais "il y a une tempête qui souffle à l'intérieur des eaux du fleuve. Du vent qui se débat" (p. 18).
Comme pour les femmes, comme pour les fleuves, dans les films de Marguerite Duras "rien ne se voit". Tout reste invisible. Et c'est une curieuse façon de concevoir le cinéma qui se définit, en général, comme un art du visible.
Histoire d'une passion
Origines dans l'enfance
L'aventure passionnelle de Marguerite Duras et du cinéma commence très tôt, bien avant qu'elle ne fasse des films. On la voit naître dans l'un de ses premiers romans, Un Barrage contre le Pacifique (1950). Bien sûr, ce livre est une fiction. Mais le personnage principal, Suzanne, a beaucoup de ressemblances avec Marguerite Duras, comme elle le reconnaît elle-même.
Suzanne, et Joseph son frère, adorent le cinéma :
"Pour Joseph comme pour Suzanne, aller chaque soir au cinéma, c'était, avec la circulation en automobile, une des formes que pouvait prendre le bonheur humain".
Les films dont ils se délectent sont évidemment des films hollywoodiens, aux antipodes du cinéma que fera Marguerite Duras : histoires d'amour romanesque avec musique redondante et baiser final en gros plan. Un cinéma "assouvissant" pour lequel Marguerite Duras n'aura plus tard que mépris. Mais déjà, le baiser final est décrit comme une dévoration !
À ce cinéma, le roman accorde une sorte de fonction d'initiation : "il lave l'adolescence de sa crasse", et "avant de faire l'amour réellement, on le fait d'abord au cinéma". Mais il est important de renoncer à cet usage du cinéma quand on grandit et qu'on a quitté "l'imbécillité de l'âge". Or ceux que Marguerite Duras nomme "les spectateurs ordinaires" (les plus nombreux) en restent à cette étape, qu'elle appelle "l'enfance cinématographique" :
"quand il entre dans un cinéma, c'est pour fuir le dehors, la rue, lafoule, se fuir, lui... il cherche "une prise en charge" et "le film s'occupe de lui, dispose de lui, en fait ce qu'il veut lui, le film".
Comme Suzanne et Joseph, ce spectateur (M. Duras dit aussi "la masse malade") abandonne son libre-arbitre, laisse l'initiative au film. (Nous sommes tous, un jour ou l'autre, un spectateur de ce type !)
C'est pour cette "masse malade" restée puérile que sont produits les films à succès, ceux qui "comptent les spectateurs en terme de kilogrammes". Dans ce cinéma-là, tout, selon Marguerite Duras, "est vanité et poursuite du vent" . Elle aime beaucoup cette formule de L'Ecclésiaste, qui devient essentielle dans son dernier film Les Enfants, inspiré de son roman La Pluie d'été ). Ce cinéma qui n'est que "vanité" et qu'argent, Marguerite Duras va s'acharner à le détruire, elle dit même à l'"assassiner", à le "tuer", avec autant de passion que Suzanne en mettait à s'en gaver :
"Je suis dans un rapport de meurtre avec le cinéma"
L'histoire de cet acharnement destructeur commence tardivement. D'abord, Marguerite Duras est seulement un écrivain sans aucune formation de cinéaste. Certains de ses romans sont adaptés au cinéma, par d'autres metteurs en scène, comme par exemple, Moderato cantabile, mis en scène par Peter Brook. Ces adaptations, Marguerite Duras les trouve "nulles". Elle éprouve (dit-elle) un tel "dégoût des films qu'on faisait sur ses livres", qu'elle commence à avoir envie de tourner elle-même des films.
En 1959, Alain Resnais lui demande le scénario d'Hiroshima mon amour. Elle découvre alors l'autre côté de la caméra en compagnie d'un grand cinéaste, puis une deuxième fois, en 1961, avec Gérard Jarlot, pour Une aussi longue absence. En 1966, elle tourne son premier film, La Musica. Et dès lors, abandonne presque l'écriture pour se consacrer au cinéma jusquen 1985. (17 films en 19 ans).
Malgré cette activité, ceux qu'elle nomme "les professionnels du cinéma" (mais aussi "les reproducteurs de cinéma" et "les cinéastes quantitatifs" ) ne la reconnaissent pas vraiment comme cinéaste.
"Je suis cinéaste de fait", déclare-t-elle. "Pourquoi faites-vous du cinéma ?", demande-t-on à Marguerite Duras (à Montréal ). Elle répond : "Pour passer l'hiver, peut-être." (Mais il est vrai qu'elle aime provoquer et le reconnaît volontiers !)
Et elle ajoute : "Je n'aime que mon cinéma. Sans ça, je n'en ferais pas." .
Elle ne cherche donc pas ces spectateurs "au kilogramme". Elle les repousse même. Ainsi à la sortie de son film L'Homme Atlantique (1981), elle fait paraître dans le journal Le Monde un avertissement conseillant à "certains spectateurs d'éviter complètement de voir L'Homme Atlantique et même de le fuir", mais recommandant aux "autres" "de le voir sans faute, de ne le manquer sous aucun prétexte."
Le résultat (et peut-être aussi la cause) de cette orgueilleuse attitude, c'est la rareté du public et la pauvreté des moyens : "Je fais des films fauchés", dit-elle . Mais, de cette pauvreté, Marguerite Duras tire orgueil: elle lui paraît (à juste titre ?) le seul moyen de faire "un autre cinéma", de sortir de "ce cinéma de consommateurs" de "ce truc pourri qu'on appelle le cinéma" et qui est entièrement dominé par l'argent.
Un autre cinéma
"Autre", le cinéma de Marguerite Duras l'est essentiellement sur trois plans : un étrange usage de l'image, qui ne montre rien (ou presque) et ne raconte jamais rien et, par contre, une prédominance des voix "off", ces voix de l'invisible.
Des images qui ne montrent rien.
Ce qui frappe, et choque, peut-être, le plus, dans les films de Marguerite Duras, c'est donc d'abord, me semble-t-il, leur rapport paradoxal avec l'image, et même avec le visible. On aurait presque envie d'utiliser pour ces films les paroles du renard au Petit Prince (malgré les différences énormes entre Saint-Exupéry et Duras !) "l'essentiel est invisible pour les yeux". Elle dira, d'ailleurs, de la dame du Camion : "Elle voit à partir de ses yeux fermés"..
Pour Marguerite Duras, l'image ne doit rien montrer, surtout pas bien sûr, l'amour, ou la mort, mais même pas des événements plus ordinaires, car l'image tue le désir et massacre l'imaginaire. Dans Le navire Night, histoire d'une passion par téléphone, on voit comment "le désir est mort, tué par une image". Et, à propos d'un film (jamais réalisé) sur La maladie de la mort, Duras écrit :
"On entend la mer et la personne qui parle de la mer, sans la voir. Moi, ça me diminue la mer de la voir."
Pourtant, la mer, le sable blanc des " plages de l'Atlantique", forment le décor le plus fréquent des films de Duras, bien plus même qu'un décor, un lieu. Mais pas un lieu défini, situable. Comme il est dit dans La femme du Gange , où, bien sûr, il n'y a pas de Gange visible, "là-bas a glissé : il est ici" . Ainsi, dans India Song, on ne voit pas les Indes, ni la réception, ni la mendiante. On ne voit qu'un château de la région parisienne, quelques couples en tenue de soirée et un long coucher de soleil rouge. Mais on entend le chant de la mendiante, les bruits de la nuit et la musique d'un bal absent. Et l'Inde, invisible pour nos yeux, s'impose à nous, tout autrement que sur les somptueuses affiches des agences de voyage. "ce n'est pas la peine d'aller à Calcutta, à Melbourne ou à Vancouver", déclare Marguerite Duras," l'Asie à s'y méprendre, je sais où elle est à Paris, avant Renault... "
Dans Les Mains négatives, la caméra se promène dans les rues de Paris à l'aube, quand il n'y a que les balayeurs noirs ou immigrés, pendant qu'une voix (celle de Marguerite Duras) nous raconte l'histoire de la reine Bérénice et décrit ces "mains négatives" inscrites sur des falaises et qui témoignent des cris très anciens des hommes préhistoriques.
À la limite et surtout dans L'Homme Atlantique, entre quelques plans de mer, et de rares vues de la silhouette floue d'un homme assis dans un fauteuil, l'image devient entièrement noire et le reste jusqu'à la fin du film. Il est vrai que L'Homme Atlantique est tout entier une sorte de lamentation sur l'absence d'un homme qui est parti. Et c'est cette "absence" qui a été photographiée . Marguerite Duras dit frôler alors "l'image idéale", une image noire, aboutissant même à "un film noir". Nous sommes proches de ce qu'elle nomme, dans L'Amant, "l'image absolue" qui doit toute sa puissance à ce qu'elle n'existe pas. Et proches, en effet, de la destruction du cinéma. Les images ne montrent rien, ou alors autre chose, ou alors l'absence.
Des images qui ne racontent rien.
Elles ne racontent rien non plus. Parfois, quand même, comme dans India Song, il arrive que l'écran nous montre des personnages. Mais ils ne font rien, ou presque. Et l'on ne sait jamais si c'est eux que l'on voit, ou seulement leurs reflets dans les miroirs. Mais dans le film qui a suivi India Song et qui a repris sa bande-son, un film qui porte le très beau titre de Son nom de Venise dans Calcutta désert, il n'y a plus personne, plus aucun personnage, aucun être humain, seulement des ruines.
Dans Le Camion, on voit quand même, sur l'écran, deux êtres humains et l'on voit aussi un camion bleu qui roule sur des routes de banlieue. Mais ce ne sont pas les deux personnages dont il est question, la vieille dame qui fait de l'auto-stop et le camionneur qui l'a embarquée. Ce sont seulement, Marguerite Duras et Gérard Depardieu, jouant leur rôle de cinéaste et d'acteur. Ils sont assis sous une lampe, dans une pièce sombre, tout à fait séparés du camion. Ils ne bougent pas, ils dialoguent et lisent. Le texte qu'ils lisent et commentent serait le scénario d'un film qui n'existe pas, qui reste conditionnel, virtuel.
Les voix off : voix de l'invisible.
Ainsi, l'image ne raconte jamais l'histoire. Pourtant les films, eux, racontent des histoires. Pas des histoires haletantes, pleines de rebondissement ou de suspense. Mais des histoires très romanesques quand même.
Par exemple, pour en rester à India Song, l'histoire de cette "femme fatale", Anne-Marie Stretter qui a jadis ravi en plein bal son fiancé à une jeune fille et qui continue, aux Indes, dans l'indifférence, à traîner tous les curs après elle. Dans le même film, India Song, l'histoire aussi du vice-consul de Lahore, à la fois révolté et paria, qui ne supporte pas les Indes, que tout le monde rejette, et qui crie dans la nuit de Calcutta. Et enfin, toujours dans India Song, l'histoire d'une mendiante indienne, rejetée par sa mère, et qui aurait marché à travers tout un continent.
Ces histoires, le spectateur n'en voit rien (ou presque) sur l'écran. Mais il entend des voix qui les racontent. Ce sont des histoires en morceaux, des fragments, des allusions décousues, dispersées. Les voix ne sont jamais sûres. Elles hésitent, elles supposent, elles imaginent.
Ces voix, ce ne sont pas celles des personnages qui bougent lentement sur l'écran, dans les miroirs qu'ils ont l'air de traverser, comme Alice, mais sans avoir trouvé le pays des merveilles. Les personnages que l'on voit ne parlent pas, ne jouent pas, non plus. Ils ont l'air absent, projetés hors d'eux-mêmes, tournés vers ce que les cinéastes nomment "le hors champ", ils ont l'air d'écouter. Et ils écoutent, en effet, leur propre histoire, comme si c'était celle d'un autre, dite par ces voix.
Le spectateur ne sait pas à qui appartiennent ces voix, d'où elles viennent. Ce sont des "voix off", "voix du dehors", (voix de Lahore ?). Voix fantômes, fantômes de voix. Voix de l'invisible.
Heureusement pour nous, spectateurs, qu'elles se font entendre, ces voix de l'invisible, superposées et opposées à des images qui seules n'auraient aucun sens. Elles nous racontent des histoires dans le noir, comme quand nous étions enfants. Elles sont comme nous, à la fois hors du film et dans le film (mais pas, cependant, avec nous dans la salle). Comme nous, elles s'interrogent et nous suggèrent aussi quelques réponses. Par elles, les films de Marguerite Duras deviennent presque fantastiques et en tous cas, magiques.
Mais, pour goûter cette magie, il ne faut pas résister : il faut oublier les images violentes et sanglantes dont le cinéma (et la télévision) nous agressent sans cesse, refuser d'être un "spectateur ordinaire". Cela ne signifie pas de se laisser faire par les films, même s'ils sont envoûtants. Mais de laisser errer sa propre imagination. Il faut garder son esprit d'enfance pour se prêter à ces jeux et écouter les voix de l'invisible, qui sont "comme des oiseaux" dans la nuit du film..
Madeleine BORGOMANO
CENNI BIOGRAFICI
Madeleine Borgomano ha al suo attivo una lunga carriera di insegnante nelle Università di Rabat (Marocco), di Abidjan (Costa d'Avorio), di Aix en Provence.
Tra i suoi numerosi libri e articoli su Marguerite Duras, vanno soprattutto ricordati: Marguerite Duras, une lecture des fantasmes, Cistre, 1985; L'Ecriture filmique de Marguerite Duras, Albatros, 1985; India Song de Marguerite Duras, Collection Film L'Interdisciplinaire,1990; Moderato Cantabile de Marguerite Duras, Lacoste, 1990; Madeleine Borgomano commente Le ravissement de Lol. V. Stein de Marguerite Duras, Gallimard Foliothèque, 1997.
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